Ce que la "pratique" fait à la recherche en communication organisationnelle
Réseau International sur la Professionnalisation des Communicateurs
PRESENTATION SCIENTIFIQUE :
Dans le champ de la communication des organisations, dite aussi organisationnelle, les relations entre chercheurs
et praticiens sont qualifiées par certains de limitées et difficiles (Jeanneret et Ollivier, 2004 ; Brulois et Charpentier 2009). Gryspeerdt (2004) utilise même les termes de « césure », « clivage », « fossé » et « tension » pour les caractériser. Héritages institutionnels et sociétaux, espaces de légitimation différenciés, représentations et postures respectives… plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation. Pourtant, que ce soit à l’initiative des uns ou des autres, communicateurs et chercheurs interagissent directement lors de rencontres, de collaborations, d’observations, d’interventions ou par la médiation de documents (revues et ouvrages scientifiques, presse spécialisée, manuels, etc.), d’organisations dédiées (par exemple l’ANVIE, le RESIPROC), de dispositifs de formation ou de recherche (laboratoires communs, conventions industrielles de formation par la recherche, recherches impliquées et actions, etc.) ou encore d’événements (colloques, conférences, rencontres professionnelles, etc.). Les motivations sont de différentes natures. Du côté des praticiens, sur plusieurs thèmes (TIC, conduite du changement, processus de décisions, communication stratégique, etc.), la recherche peut permettre de se distancier du travail quotidien, de sortir des injonctions du temps court, de mettre en perspective les productions, ou, dans une optique de performance, de transformer théories et analyses en connaissances opérationnelles pour in fine « fabriquer » les activités. Pour les chercheurs, l’accès au terrain peut s’avérer nécessaire que ce soit pour recenser des pratiques, mettre à l’épreuve des théories et des concepts, les mettre en tension avec des savoirs pratiques ou pour expérimenter. En outre, au-delà d’une valorisation de leurs travaux, les démarches qu’ils entreprennent dans les associations professionnelles ou les filières professionnalisantes sont susceptibles d’accompagner le développement et la reconnaissance des métiers. Enfin, des interventions dans le cadre de recherches appliquées voire actions - au-delà d’une rétribution qui participe aux besoins financiers des laboratoires et des chercheurs - peuvent donner lieu à la production d’écrits universitaires et par la suite contribuer à la reconnaissance de leurs auteurs. Dans un environnement mondialisé où l’innovation est présentée comme l’une des clefs de la réussite économique, différents dispositifs sont mis oeuvre dans la plupart des pays industrialisés afin d’accentuer la valorisation économique des résultats de la recherche publique ainsi que les transferts de technologies. Le financement des laboratoires dépendant désormais en grande partie d’appels d’offres et de projets aux ressources mixtes privées/publiques, la recherche partenariale tend à se développer. Les interactions entre chercheurs et communicateurs sont donc susceptibles de s’intensifier davantage encore. Or, elles apparaissent tout à la fois comme des lieux d’émergence de connaissances nouvelles, mais également de potentiels écueils pour la science : réduction, confusion, instrumentalisation, marchandisation, tentation économiste. Plus que jamais, le questionnement des liens entre théorie et pratique s’avère indispensable (Morillon, 2016). De fait, le prochain colloque international du RESIPROC - réseau international qui réunit chercheurs et communicateurs afin d’étudier leur professionnalisation et les évolutions des pratiques associées - se propose de porter intérêt à ces interactions à partir de quatre axes.
Axe 1 – Des tensions aux accords épistémologiques
Les interactions sont avant tout la rencontre de différentes visions du monde. Si les chercheurs travaillant le champ de la communication organisationnelle semblent privilégier l’interactionnisme et le constructivisme en mettant en oeuvre des approches compréhensives et distanciées voire critiques (Aldebert, Morillon, 2012), les communicateurs optent plutôt pour des modèles technico-pratiques inscrits dans une épistémologie positiviste. Cet axe invite donc à étudier les postures épistémologiques adoptées et les phénomènes associés lorsque chercheurs et praticiens interagissent. Il propose également de réfléchir à l’opportunité d’une mixité épistémologique susceptible de participer à l’élaboration d’une pensée complexe pour caractériser les formes et figures multiples de l’organisation post-moderne (Morin, 1990). Les modèles - qui disposent par essence d’un potentiel rôle de médiation entre théories et pratiques sociales (Le Moigne, 1987) - sont susceptibles d’offrir un ancrage commun aux chercheurs qui les produisent et aux praticiens qui souhaitent conceptualiser les logiques d’action (Le Moënne, 2006).
Quels sont les postures épistémologiques adoptées et les phénomènes associés lorsque chercheurs et praticiens interagissent ? Quelles sont leurs évolutions potentielles ou réelles lors ou à l’issue des interactions ? Existe-t-il des pratiques, des modèles, des concepts capables de satisfaire à la fois aux enjeux de la recherche et de la pratique ? Un nomadisme de modèles ou de concepts – soit leur potentielle mobilité entre disciplines, champs et mondes – est-il envisageable et si oui à quelles conditions ? L’opérationnalisation de la recherche, dans une visée transformatrice des organisations, échappe-t-elle in fine au néo-fonctionnalisme ?
Axe 2 - Quand la science est mobilisée par les communicateurs
D’une manière générale, le communicateur oriente ses actions du point de vue de l'idée qui porte sa pratique et cherche à optimiser l’efficience de ses actions. Afin de développer de nouvelles cohérences qui lui permettraient de mieux maîtriser les aléas du réel, certains convoquent des travaux et résultats de différentes sciences. Psychologie, psychosociologie, neurophysiologie, sciences de gestion ou encore sciences de l’information et de la communication sont alors sollicitées, voire utilisées, pour lui permettre de créer, dans un environnement de contraintes causales, de nouveaux conditionnements opérants. Dans cette quête instrumentale, les résultats et modèles scientifiques peuvent être « braconnés » (De Certeau, 1980), simplifiés, « bricolés » (Lévi-Strauss, 1962) et parfois détournés (Carayol, Gramaccia, 2006). Jeanneret et Patrin-Leclère (2004) relèvent par exemple l’instrumentalisation de la métaphore du contrat de communication de Ghiglione.
Quels sont les usages réels des concepts et modèles scientifiques par les communicateurs ? Sont-ils enrichis ou au contraire simplifiés ? Sont-ils issus des sciences de l’information et de la communication ou principalement de champs scientifiques à vocation applicative, par exemple marketing et management en sciences de gestion (Lépine, Martin-Juchat, Fourrier, 2014 ; Brulois, Charpentier, 2013) ? Servent-ils réellement dans la pratique professionnelle ou sont-ils essentiellement mobilisés comme argumentation des productions ? Quelles sont les pratiques de braconnage, de bricolage, de détournement, d’instrumentalisation potentiellement à l’oeuvre ?
Axe 3 – Les compromis lors des recherches impliquées, appliquées et actions
L’organisation, entre évolutions structurelles, épreuves pratiques et relationnelles, est un contexte contraint et contraignant. Or, la plupart des recherches impliquées, appliquées et actions induisent une inter-appartenance entre le processus scientifique et celui observé. L’activité est conduite dans une tension entre engagement et distanciation vis-à-vis des sujets, du sujet et du commanditaire/praticien (Bézille, Vicente, 1996). Dès lors, que ce soit avant ou pendant la recherche, et même au niveau des livrables, le scientifique se doit de concilier des intérêts et des exigences parfois opposés. Dans sa quête d’un équilibre entre enjeux de recherche et d’action, les compromis à trouver peuvent le confronter à de potentiels conflits d’intérêts, aux risques de censure et/ou d’instrumentalisation. Or, certains choix scientifiques et praxéologiques ne sont pas sans conséquence sur la mise en oeuvre, sur les résultats, sur la capacité d’engagement du scientifique dans une action collective et sur son intégrité.
Lors des recherches impliquées, appliquées ou actions, quelle est l’indépendance réelle du chercheur ? La tentation économiste restreint-elle son indépendance et/ou la légitimité académique de ses travaux (Heller, 1998) ? Quels sont les compromis réalisés et quelles conditions négociées, implicites ou explicites, permettent de garantir une validité scientifique ? Quelles sont les influences sur ses conditions de travail (accès au terrain, vécus, résultats et production académique) ?
Axe 4 - Éthique du chercheur impliqué
Les conditions d’exercice de la recherche évoquées dans les trois premiers axes donnent finalement à réfléchir sur le statut du chercheur et son éthique, sur les enjeux et l’usage social de sa recherche, sur sa responsabilité morale. L’activité de recherche comme pratique sociale introduit en effet le scientifique dans une relation, parfois contractuelle, à travers laquelle il est confronté à des choix éthiques qui engagent sa responsabilité et, possiblement, la légitimité de sa communauté académique. Lors de ses recherches, a fortiori lorsque celles-ci sont appliquées, le scientifique est engagé tout à la fois par son statut de chercheur, de praticien et de citoyen (Bézille, Vicente, 1996). Dans le champ de la communication organisationnelle, s’il est rare de pouvoir l’accuser de malveillance volontaire, en revanche, l’empiètement sur la liberté d’autrui voire la « prise de pouvoir sur l’autre » peut davantage se rencontrer, notamment pour les recherches les plus appliquées. En effet, dans une posture critique idéologico-politique, il est considéré que la communication est détournée symboliquement dans les organisations et circonscrite à la persuasion (Dacheux, 2001). Instrument de manipulation, elle permettrait de fabriquer une « loyauté de masse » (Habermas, 1978) gage de compétitivité, d’efficacité économique et administrative.
À partir du moment où des recherches induisent à court, moyen ou long termes un changement des pratiques, la science doit-elle servir des intérêts organisationnels ? Quelles sont la responsabilité du chercheur et la portée réelle de ses travaux ? L’activité de recherche doit-elle être guidée par des préoccupations morales et démocratiques et éviter toute contribution à une monopolisation ou une spoliation de la communication (Jeanneret et Ollivier, 2004) ? Jusqu’où l’engagement du scientifique peut-il cautionner des choix politiques qui ne relèvent pas de critères scientifiques ? Quels peuvent être les valeurs et les modes d’engagement du scientifique au coeur de l’action ? En retour, une réflexion éthique peut-elle être partagée entre chercheurs et praticiens et se traduire dans des évolutions de la praxis, dans chacune des deux sphères, mais aussi dans leurs modalités d’interactions ?
DEROULEMENT : "Après le colloque, les participants seront invités à soumettre un article original à la revue Communication et Professionnalisation (Presses de l’Université de Louvain). Celui-ci sera évalué en double aveugle. La parution d’un numéro questionnant les influences de la pratique sur la recherche en communication des organisations est programmée pour le premier semestre 2019.
Le colloque se tiendra les 11 et 12 juin 2018 à Paris, juste avant le Xxie congrès de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication (Sfsic). Il comportera des plénières, des tables rondes et des présentations croisant regards de chercheurs et de communicateurs.
Le Colloque RESIPROC 2018 est accueilli au CNAM de Paris.